L’écrivain haïtien, Makenzy Orcel, finaliste du prix Goncourt 2022, l'un des prix littéraires les plus prestigieux au monde.


03 novembre 2022

Ce jeudi 3 novembre, au restaurant Drouant, à Paris, l’Académie Goncourt annoncera son choix entre les quatre romans finalistes de cette année : Le mage du Kremlin (Gallimard) de l’italo-suisse Giuliano da Empoli, Les presque sœurs (Seuil) et Vivre vite (Flammarion) des Françaises Cloé Korman et Brigitte Giraud, et enfin Une somme humaine (Rivages) du Haïtien Makenzy Orcel. Né en 1983 dans un quartier pauvre de Port-au-Prince, Makenzy Orcel abandonne ses études de linguistique pour se consacrer entièrement à la littérature. Douze ans après la parution de son premier roman, Les Immortelles (Mémoire d’encrier), il est finaliste d’un des prix littéraires les plus prestigieux au monde. 

C’est en décembre 2013, à Port-au-Prince, la capitale haïtienne, où il habitait alors et où se tenait la première édition de la Foire internationale du livre d’Haïti, que nous nous sommes rencontrés pour la première fois. Auteur de trois recueils de poèmes et deux romans, Les Immortelles et Les Latrines, parus successivement en 2010 et 2011, aux éditions Mémoire d’encrier, Makenzy Orcel apparaît déjà à ce moment-là comme l’une des grandes voix de sa génération. Sourire facétieux, un brin provocateur, le jeune homme à l’allure un peu dégingandée et au look faussement rasta affiche une détermination et une conviction sans faille : il est écrivain.

A ce moment-là, et malgré le succès de son premier roman, Les Immortelles, pour lequel il reçoit, en 2010, le prix Thyde Monnier de la Société des gens de lettres, il se pose plein de questions : que vais-je devenir ? Que va-t-il se passer ? Quel avenir m’attend ?... Il était alors loin d’imaginer qu’un jour, il écrirait Une somme humaine, son dernier roman, paru en août chez Rivages, et qui lui permet aujourd’hui d’être finaliste du très célèbre prix Goncourt. Il faut dire que le chemin jusque-là a été parsemé de nombreuses embûches. Né le 18 septembre 1983, le petit Makenzy Orcel grandit dans le quartier de Martissant, au sud de Port-au-Prince. Zone agricole luxuriante au début du 20e siècle, le Martissant est devenu l’un des bidonvilles les plus dangereux du pays.

Fils unique d’une mère décédée en février 2019 [côté paternel, il est l’aîné d’une fratrie de quatre enfants, NDLR], mais qui l’élève seule à l’époque, Makenzy Orcel a très vite conscience de l’extrême pauvreté qui l’entoure, sans jamais se sentir miséreux pour autant. Cependant, le quotidien tient davantage de la survie. Sa mère, qui pourtant ne sait pas lire, le pousse à aller à l’école, à aimer les études, à s’y accrocher. Elle fait tout ce qu’elle peut pour s’assurer qu’il ait un repas chaud tous les jours, parfois une fois tous les deux jours. Et à chaque fois qu’elle cuisine, elle s’inquiète de savoir si sa voisine a quelque chose à se mettre sous la dent. Partage et solidarité. Déjà. Malgré cette vie rythmée notamment par l’urgence du lendemain, le jeune Makenzy Orcel est heureux.

D’ailleurs, très tôt, sa mère lui raconte des histoires de celles et ceux qui ne sont plus là. Et quand Makenzy lui dit : mais maman, eux ne sont plus là, mais nous nous sommes là, parlons de nous, parlons des gens qui sont vivants. Elle répond : le fait de parler de celles et ceux qui ne sont plus là leur donne une nouvelle existence, une nouvelle naissance. « Et ça m’a marqué, se souvient Makenzy Orcel ! Je me suis dit : qu’est-ce que la mort pourrait nous raconter sur nous ? Puisque nous ne savons pas en parler. Nous ne savons pas parler de la mort. La mort c’est compliqué pour nous ! C’est la fin, c’est le flou… Pour les chrétiens, c’est l’au-delà. Pour les vaudouisants, c’est rien du tout… C’est sans doute pour toutes ses raisons que je suis obsédé, disons fasciné par la mort. »

Le choix d’une vie entièrement consacrée à la littérature

Mais surtout, dès l’adolescence, Makenzy Orcel éprouve à son tour le besoin de raconter des histoires. Il s’intéresse donc très tôt à la littérature, même s’il grandit dans une maison où il n’y a pas de livres, et un quartier qui ne dispose d’aucune bibliothèque. De temps en temps, il parvient malgré tout à dénicher un livre au marché, qu’il échange ensuite avec ses petits camarades. « J’ai beaucoup lu, précise-t-il, j’ai lu comme un beau diable. Une fois je me suis évanoui, parce que je lisais trop et ça chauffait trop dans ma tête. » Après le lycée, Makenzy Orcel entreprend des études de linguistique qu’il abandonne rapidement, pour se consacrer entièrement à la littérature. Car, comme de très nombreux jeunes haïtiens, il s’essaie très tôt à la poésie. Et entre 2007 et 2010, il publie trois recueils de poèmes.

Lecteur assidu des maîtres de la littérature haïtienne, Makenzy Orcel comprend très tôt l’importance du travail de la langue. Il en est convaincu : la littérature doit absolument passer par le travail sur la langue. « Parce que des histoires, précise-t-il, il y en a partout. Tout le monde raconte des histoires. Avec une grande histoire tu peux faire un petit livre, avec une petite histoire tu peux faire un grand livre. Tout passe par la langue. Ma démarche d’auteur, ma petite affaire d’auteur, c’est d’essayer de trouver un point de ralliement, comme une sorte d’espace interstellaire entre le poème et le récit. C’est-à-dire quand le poème, le travail sur la langue, rencontre le déroulement dans le temps qu’est le récit, ça donne quoi ? C’est ça qui m’intéresse moi. De mettre le poème au service du récit et vice versa. »

Trois figures féminines pour remonter le fleuve de l’histoire

En 2010, après le tragique tremblement de terre qui avait presque rayé Haïti de la carte du monde, Makenzy Orcel publie son premier roman, Les Immortelles, aux éditions Mémoire d’encrier, dont le siège est à Montréal, au Québec. Cette année-là, comme tout le monde, il est largué, désespéré. « On avait plus de repères, se souvient-il, on avait plus de pays, plus de villes. L’enfer c’était ça ! On ne peut pas mieux montrer l’enfer que ce qu’on a vu en Haïti après le tremblement de terre. » Tout était tombé, l’Etat, les institutions… tout était à terre. Une partie de la population avait été tuée ou ensevelie sous les décombres. Et alors que la plupart des rescapé.e.s se préoccupent de survivre, Makenzy Orcel se demande ce que sont devenues les prostitués de Port-au-Prince. Depuis quelques temps en effet, il est habité par l’envie de se faire l’écho du quotidien de ces femmes qui, se disait-il alors, sont forcément la mère de quelqu’un, la sœur ou la cousine de quelqu’un, ou même la femme de quelqu’un.

Un jour, en marchant dans l’une des rues dévastées de la capitale où il voyait souvent ces prostitués, il y a cette phrase qui lui vient soudain à l’esprit : « Une ville sans putes, c’est une ville morte. » Dès lors, il commence à écrire Les Immortelles sur un téléphone portable, et sur le trottoir, puisque l’immense majorité des bâtiments de la ville avait été rasée. D’ailleurs, son compatriote et éditeur Rodney Saint-Éloi, patron de Mémoire d’encrier à qui il parle de son manuscrit n’en croit pas ses oreilles. Ecrire au milieu d’un tel chaos lui semblait impossible. Très remarqué dès sa sortie, le roman est réédité en 2012, à Paris, par les éditions Zulma. Depuis, Makenzy Orcel publie régulièrement des recueils de poèmes et des romans, dans lesquels il explore notamment les bas-fonds et l’histoire de son pays. Mais avec L’Ombre animale, paru en 2016, chez Zulma, et pour lequel il remporte le prix Littérature-Monde et le prix Louis Guilloux, il entame une trilogie dont Une somme humaine est le deuxième volet.

Une trilogie qui est née d’un triangle qu’il tente de tracer actuellement, avec comme base Haïti bien sûr, puis la France, l’ancienne puissance coloniale d’un côté, et sur l’autre côté, les Etats-Unis, l’ancienne puissance occupante. « Ce triangle forme, souligne-t-il, le socle, la base de mon imaginaire. Et à un moment donné, je me suis dit : ce triangle est questionnable, je vais remettre en question l’existence de ce triangle, en passant par le roman. C’est-à-dire en racontant une vie ordinaire, la vie d’un homme, la vie d’une femme, et en faisant en sorte que cette petite vie-là, cette petite histoire-là, à un moment donné, croise la grande histoire ; et cela va montrer comment nous sommes tous dépendants, et écrasés par la grande histoire. » Dans L’Ombre animale, le premier volet de la trilogie qui se déroule en Haïti, une vieille haïtienne remonte le fleuve de sa vie dès sa naissance et jusqu’à sa disparition. Et en remontant ainsi le fleuve de sa vie, elle remonte aussi le fleuve de l’histoire. Une renaissance en quelque sorte.

Dans Une somme humaine, qui se déroule en France, et donne l’impression d’être un long poème sur l’histoire du monde, Makenzy Orcel reprend cette démarche avec une jeune française. Et dans le troisième et dernier volet à venir, une adolescente africaine-américaine racontera également son histoire depuis le lieu de sa mort. « Et ce que je vais essayer de faire, précise l’auteur, ça va être un gros boulot, je pense que je vais mettre au moins cinq ans à y bosser, je vais partir de l’Egypte ancienne jusqu’à aujourd’hui. Mais par le roman. Et montrer que le parcours de l’homme noir à travers l’histoire, à travers les sociétés, à travers les cultures… quand on suit ce parcours, en fait on se dit qu’africaine-américaine n’existe pas. »     

Source : TV5 Monde

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